Ils étaient là il y a 6 500 ans, au PK 263 de la rivière Romaine, que les Innus appellent Unaman-Shipu ou « rivière ocre ». Ils se sont installés à un endroit désigné Kanishushteshiti (« où ils sont deux courts ») ou Kanishushteti (« l’endroit où il y a deux choses »). Ce site, dont l’âge a été déterminé par radiocarbone (14C), comporte son lot de mystère.

Nous appelons ce petit groupe le « peuple de l’ocre », en raison de la quantité considérable d’ocre trouvée au site EkCw-004. Il a laissé sur place des outils, des ossements et des objets de toutes sortes. Les occupants ont aménagé l’espace en fonction de leurs activités, associées surtout à leur confort, à l’alimentation et à la sécurité. Ils ont creusé des fosses et allumé des foyers pour se réchauffer, de même que pour conserver et cuire des aliments, le plus souvent des produits de la chasse et de la pêche. Tout ce matériel archéologique a fait l’objet d’une interprétation détaillée par laquelle on visait à déterminer le mode de vie de ces Amérindiens.

Selon les études portant sur la provenance du peuple de l’ocre, il est possible qu’il ait voyagé depuis la côte est de la mer du Labrador où des populations autochtones vivaient depuis déjà deux millénaires.

Un sentier de portage

Dès le moment où la rivière Unaman-shipu a établi son cours, le peuple de l’ocre s’est installé à la tête d’impétueux rapides. Il a trouvé à cet endroit un environnement sécuritaire et facile d’accès, de la nourriture à proximité ainsi que les ressources nécessaires au déroulement du quotidien.

Ces gens ont aménagé un sentier de portage à travers des bois pour éviter les rapides. Ils l’empruntaient pour remonter ou pour descendre la rivière en transportant sur leurs épaules canots et bagages. Puisque souvent les rapides se forment à un point de rétrécissement de la rivière, la pointe de terre ainsi créée offre généralement le plus court chemin d’évitement. Le tracé du portage est encore discernable aujourd’hui et, grâce à l’utilisation d’un drone, des photographies prises en hauteur deviennent de véritables alliées pour nous permettre de mieux comprendre le paysage.

Point d’accostage et de mise à l’eau en amont de puissants rapides de la Romaine situés près du site EkCw-004.

Les groupes pouvaient naviguer sur la rivière durant toute l’année, sauf en hiver, et devaient emprunter des portages pour contourner les rapides. Le portage situé près du site EkCw-004 avait peut-être acquis une valeur particulière en raison de la configuration de l’emplacement qui évoque un amphithéâtre. Ce lieu marque aussi la frontière entre les grands plateaux sableux en amont et le relief plus inégal en aval.

En hiver, la vapeur d’eau créée par les rapides et les chutes se répand sur les rives, où elle gèle immédiatement. Les surfaces glacées qui en résultent s’avèrent très dangereuse pour quiconque s’aventure près du cours d’eau, y compris les animaux.

Quoi qu’il en soit, les déplacements hivernaux ne se font pas en fonction des cours d’eau, car tout le territoire devient accessible à pied.

Tête des rapides situés près du site EkCw-004.

L’ocre, cette précieuse matière

L’ocre a été utilisée à différents moments par les occupants du site EkCw-004. Le sol ayant fait l’objet de fouilles contenait de fortes concentrations d’ocre apportées par ces gens qui ont su en profiter sur place de ce pigment.

Les propriétés de l’ocre sont connues dès la préhistoire. Cette matière, composée d’argile, est colorée par un pigment d’origine minérale associé à l’oxyde de fer. La couleur rouge provient plus précisément de l’hématite (oxyde de fer), alors que la limonite (hydroxyde de fer) est à l’origine de la couleur brune et la goethite (oxyhydroxyde de fer), de la couleur jaune. Cette argile colorée s’amalgame au sable quartzeux pour former des sables ocreux contenant une forte quantité de quartz.

L’ocre est présente dans certaines sépultures préhistoriques. Aucune sépulture ocrée n’a été mise au jour au site du peuple de l’ocre, mais il pourrait y en avoir, car il reste beaucoup de choses à apprendre sur ses occupants. À L’Anse-Amour, sur la côte du Labrador, des fouilles ont mis au jour une sépulture ocrée vieille de 8 000 ans. Pourquoi l’ocre fut-elle de tout temps un pigment privilégié ? Sans doute pour des raisons esthétiques et, peut-être pour des raisons d’appartenance. Afin de se distinguer des autres, on ornait certaines parties de son corps de motifs peints avec de l’ocre. Il est fort possible aussi qu’un groupe entier se soit servi de l’ocre pour se distinguer des autres groupes, en portant un signe particulier.

D’autres raisons pourraient avoir motivé les gens du peuple de l’ocre à utiliser cette matière, par exemple pour les propriétés stérilisantes, apaisantes et cicatrisantes de cette argile ou pour se protéger des insectes piqueurs. L’unique certitude est que l’ocre a été utilisée pendant la préhistoire dans le processus de tannage du cuir.

Pour certains Amérindiens de l’époque moderne, le rouge est associé à l’homme parvenu à sa phase adulte et l’ocre de cette couleur symbolise l’origine de l’homme, sa vitalité. Une pratique observée par les archéologues consiste en l’utilisation, en tant que « colle », d’un mélange chauffé de graisse animale et d’ocre broyée pour l’emmanchement d’outils ou d’armes. Par ailleurs, pendant un certain temps, l’ocre a été employée pour ses qualités protectrices contre les esprits malveillants. Encore récemment, les dépendances agricoles étaient peintes de cette matière. Aujourd’hui, l’ocre sert surtout de colorant dans un contexte artistique.

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    Archéologues à l’œuvre au site de fouille EkCw-004.
Vue surplombant le site du peuple de l'ocre (EkCw-004) sur la rivière Romaine.

L’ocre rouge

On trouve des gisements d’ocre dans la fosse du Labrador, juste au nord de la Romaine. Il y en a d’autres près de Havre Saint-Pierre, dans le bassin inférieur de la rivière. Le glacier a transporté des pierres contenant ce pigment depuis la fosse jusqu’à des endroits plus au sud, où elles ont été repérées et exploitées par des groupes amérindiens.

Comme l’ocre rouge est la plus répandue sur le site EkCw-004, les outils qui servent à son traitement sont aussi les plus nombreux. Plusieurs broyeurs de cette matière y ont été mis au jour.

Ce broyeur d’ocre (visible sur deux faces), d’un peu moins de 6 cm de longueur, a beaucoup servi, comme en témoigne l’usure de la pierre. Les rainures noires sont naturelles.

Presque rond, ce broyeur non façonné, de moins de 2 cm, présente des traces d’ocre rouge sur ses deux faces.

Ce broyeur d’ocre mesure un peu plus de 4 cm. Il n’a pas été emmanché, mais présente une nervure centrale qui facilite la préhension. Des traces d’ocre rouge subsistent sur ses deux faces.

L’ocre jaune

Le site EkCw-004 est l’un des quelques sites archéologiques qui ont révélé l’usage de l’ocre jaune au Québec pendant la préhistoire. En quantité moindre que l’ocre rouge, l’ocre jaune était bel et bien utilisée il y a 6 500 ans par le peuple de l’ocre.

Cette matière argileuse est colorée par la goethite. Elle est connue depuis la préhistoire tant en Amérique du Nord qu’en Europe.

L’outil de broyage d’ocre jaune trouvé au site EkCw-004 présente des parois d’un beau jaune vif, très proche de celui qu’on observe, par exemple, dans la grotte de Lascaux. Cette manifestation d’art rupestre est toutefois beaucoup plus ancienne, d’une douzaine de millénaires, que le site du peuple de l’ocre. Le léger pincement de l’outil a vraisemblablement pour objectif de faciliter la préhension pendant le broyage dans un récipient.

Broyeur d’ocre jaune.

Broyeur d’ocre jaune.

Plus près de nous, en Mauricie, l’ocre jaune a été exploitée aux XIXe et XXe siècles, notamment pour la fabrication de peinture (Lachance 1997).

Utilisé avec un mortier, le broyeur d'ocre servait à réduire en poudre les petits blocs d'ocre. L'ocre peut se présenter sous différentes formes : sèche, elle est constituée de petits blocs ; humide, elle a l'apparence d'une motte d'argile. Une fois réduite en poudre, elle est mélangée à une matière grasse, généralement de la graisse animale.

Jaune ou rouge, l'ocre a de multiples usages : agent de conservation, colorant, peinture et conservateur de la souplesse des adhésifs (gomme d'épinette, par exemple), qui en font une matière recherchée. L’appellation Peau-Rouge provient des marins anglais qui ont rencontré des Béothuks sur l'île de Terre-Neuve au XVIe siècle; ces derniers avaient l'habitude de s'enduire le visage et le corps d'une préparation d'ocre rouge.

Les activités collectives

Il y a 6 500 ans, le climat du bassin supérieur de la Romaine était plus doux qu’aujourd’hui, de quelques degrés, ce qui favorisait la croissance du couvert forestier. La faune a prospéré en parallèle avec l’expansion de la forêt. Les conditions climatiques restaient néanmoins rigoureuses. Le havre où s’est installé temporairement le peuple de l’ocre offrait un confort relatif, puisqu’il était protégé par l’amphithéâtre formé par un esker longeant l’ouest du site. Les membres du groupe s’adonnaient à des activités de chasse et de pêche en hiver comme en été. À cette époque, la couverture de neige se maintenait pendant au moins 8 mois et le sol était gelé plus de 265 jours par année.

Une cérémonie célébrant la vie commune ?

Un feu estival (foyer 15) a été allumé entre les années 6 325 et 6 265 ans AA sur le promontoire sablonneux dominant la Romaine. La disposition des objets dans ce foyer reflète une symbolique particulière, en ce sens qu’il ne contient aucun élément lié véritablement aux activités quotidiennes du peuple de l’ocre, comme on observe dans les autres foyers.

Les polypores

Il y a plusieurs variétés de polypores. L’une d’elles se nomme amadouvier et prend feu facilement; une autre espèce, le polypore anisé, dégage une odeur d’anis, odeur très recherchée par certains Amérindiens qui les portaient en collier ; une autre variété de polypores dégage une fumée considérée comme faisant le pont entre la terre et les esprits ; une autre encore sert de stimulant ; la face interne d’une autre variété a la particularité de changer de couleur au toucher; on peut ainsi dessiner des motifs qui seront conservés par la suite. Le surnom de ce dernier champignon est « polypore des artistes ».

Le transport du feu, une affaire de polypores

La préhistoire tout entière est faite de déplacements en solitaire et en groupe, puisque la vie est assurée surtout par la chasse. Les chasseurs sont contraints de suivre le parcours des troupeaux qui se déplacent au gré de l’abondance de nourriture.