Les tailleurs de pierre

Sur la rivière Romaine Sud-Est, près du bassin des Murailles, un lieu accueillant s’étend aujourd’hui sous les épinettes noires (site EdCt-001). Le couvert forestier était-il aussi dense il y a 2 000 ans ?

Le grand terrain plat dominant la rivière à l’endroit où elle rejoint le bassin des Murailles a accueilli des groupes, le plus souvent deux ou trois hommes, qui y faisaient halte et s’y sont installés après avoir déchargé les blocs de pierre transportés en canots.

Ces artisans de la pierre ont façonné bon nombre d’objets utilitaires. Les matières trouvées sur place sont principalement des blocs de quartz et quelques outils d’appoint en chert de Minganie.

Le quartz a été prélevé sur la colline de Watshishou ou sur la crête White, à l’est de Havre-Saint-Pierre, où se trouvent de généreux gisements. En ce qui a trait au chert, deux sources sont connues :

  • Formation de Romaine. On trouve ce chert principalement sur les îles côtières devant Havre-Saint-Pierre et à l’arrière de cette municipalité, sous forme de nodules compris dans la dolomie, de couleur gris pâle à gris pâle moyen en surface fraîche ou blanchâtre en surface exposée.
  • Formation de Mingan. L’île de Niapiskau et d’autres îles de l’archipel de Mingan contiennent des nodules de chert logés dans le calcaire et la dolomie. La présence d’argilite et de grès pourrait aussi avoir intéressé les exploitants.

Le site où les tailleurs de pierre se sont arrêtés est situé à environ deux jours de ces sources en canot.

Jean-Charles Wapistan au site des tailleurs de pierre.

Reposant sur un affleurement rocheux, le replat occupé temporairement par les tailleurs de pierre est aujourd’hui recouvert de 2 m de sable. Ces artisans de la pierre ont façonné bon nombre d’objets qui leur ont servi ensuite dans l’accomplissement de leurs activités. Trois interventions archéologiques sur le site EdCt-001 ont permis la découverte de plusieurs milliers d’objets, en général des éclats de taille, qui ont pu être remontés en laboratoire par la suite. On a aussi trouvé des outils, taillés le plus souvent dans le quartz et dans le chert de Minganie. Ces interventions ont été riches en observation de phénomènes, notamment ceux qui ont engendré la migration verticale – c’est-à-dire en profondeur – des artefacts que les tailleurs de pierre avaient laissés en surface. Plus de 9 000 éclats et près de 100 outils, surtout en quartz, ont été mis au jour au cours des travaux sur le terrain. Trois nucléus complètent ce tableau de découvertes.

En archéologie de la préhistoire, un bloc de pierre débité pour la production d’éclats ou de lames est appelé nucléus.

Segments distaux de pointes de projectile ou de couteaux en quartzite découverts sur le site occupé par les tailleurs de pierre.
Équipe d’archéologues qui fouillent le site EdCt-001, occupé il y a 2 000 ans par les tailleurs de pierre.

Les archéologues ont circonscrit l’endroit où ces hommes ont travaillé, mais n’ont pas trouvé les traces de l’abri qu’ils ont peut-être construit ni l’emplacement des activités liées à leur alimentation. Il est possible que l’un des foyers mis au jour ait été utilisé pour cuire des aliments ; cependant, aucun ossement ne s’y trouve ni aucun reste permettant d’établir avec certitude la fonction de ce petit feu. Pourtant, ces hommes ont vraisemblablement chassé le gibier qui abondait autour d’eux. Les oies et les canards emplissaient le ciel, puisque les archéologues ont établi que le site EdCt-001 a été principalement visité en automne. Le gibier de la forêt, notamment l’orignal et le castor, était également nombreux. C’est pour exploiter ce gibier qu’ils ont façonné des outils.

Le feu était aussi nécessaire à l’obtention d’outils de pierre à partir d’un nucléus. Il fallait produire d’abord des lingots, plus petits que le nucléus, qu’il est plus facile de dégrossir pour façonner des outils. Les tailleurs de pierre avaient recours à la fracturation thermique pour obtenir ces lingots. Les traces ont été atténuées par l’action du temps, mais il est certain qu’on a aménagé à cet endroit au moins un foyer destiné à la fracturation de blocs de quartz ou de chert en lingots de la taille des outils projetés.

Les outils de pierre, l’emmanchement

Pour bien fixer l’outil dans son manche, les occupants avaient recours à du brai végétal. Les archéologues ont observé des traces évidentes d’activités liées à l’aménagement et à l’utilisation d’un foyer à usage unique et peu prolongé qui pourrait avoir servi à préparer le brai. Cette matière a peut-être été apportée de la côte en même temps que les blocs de quartz ou de chert.

En outre, plusieurs parties du site EdCt-001 recèlent des charbons de bois et de la matière organique associés au feu. Cette combustion a peut-être servi à la fabrication du brai. Les chablis qui couvrent l’endroit ont largement perturbé les sols et, en conséquence, la précision des données archéologiques, ce qui limite notre interprétation de ce qui s’y est passé au cours des siècles.

Couteau en quartzite découvert sur le site occupé par les tailleurs de pierre.

Les perturbations des sols

Les activités anthropiques ne sont pas les seules perturbations des sols archéologiques du site EdCt-001. Parmi les phénomènes naturels observés par les archéologues, la phytoturbation et la cryoturbation ont altéré, au fil du temps, l’intégrité des sols, provoquant le déplacement en profondeur des témoins matériels.

La phytoturbation

Ce mot savant décrit un vaste phénomène. Le mot Phytón, chez les anciens Grecs, se rapportait à ce qui est végétal. Et c’est précisément la végétation qui est, en partie, responsable de la désorganisation des sols du site EdCt-001. La croissance des racines est un élément perturbateur important dans cette aire de végétation touffue. Les débris issus de la dégradation des végétaux sont aussi des sources de perturbation du sol. Selon les indices observables sur le terrain, la phytoturbation a fortement contribué à l’enfouissement en profondeur des artefacts du site EdCt-001.

Effets des chablis sur les sols

Les chablis sont la manifestation la plus visible et spectaculaire de la phytoturbation. Leur impact sur le sol est connu des archéologues et est bien documenté. Les surfaces touchées par les chablis présentent un microrelief en bosses et en creux de taille métrique. Les bosses sont issues de la décomposition des racines et du matériau arraché au sol lors du renversement, tandis que les creux correspondent à une cicatrice d’arrachement.

La cryoturbation

Le préfixe cryo- vient de l’ancien grec krúos évoquant le froid. La cryoturbation résulte d’une action conjointe du gel et du dégel, en présence ou non de pergélisol. Elle consiste en un remaniement et en un brassage, par des forces de convection, de la couche superficielle du sol dégelé durant l’été.

Le gel et le dégel peuvent entraîner des déplacements verticaux (soulèvement gélival), latéraux (coin de glace) ou horizontaux en présence d’une pente (solifluxion). Les sols les plus sensibles à ce mécanisme sont les limons et les argiles, car ils possèdent une grande capacité de gonflement.

Les gestes du tailleur

Avec les matières apportées de la côte, les tailleurs de pierre ont fabriqué des outils, dont au moins 89 en quartz et 3 en chert de Minganie. La production de ces outils a créé plus de 8 900 éclats de quartz et 1 160 éclats de chert.

Parmi les nombreux objets taillés dans le quartz, on trouve 22 burins et plusieurs chutes de burin, 2 coins, 1 couteau, 6 éclats utilisés, 3 grattoirs, 1 grattoir-burin, 2 pièces bifaciales, 1 pièce esquillée, 1 pièce unifaciale et 1 pointe de projectile. Les pièces en chert comprennent un burin, un éclat utilisé et un grattoir. En marge de ces artefacts, on a aussi mis au jour deux pierres à corroyer, l’une en grès et l’autre en amphibolite. Ces deux matières sont probablement d’origine locale, car elles sont présentes dans le lit de la rivière sous forme de galets.

Les coins

Les coins servent généralement à fendre des ossements, du bois ou de l’andouiller. On les utilise aussi pour détacher l’écorce du bois.

Un couteau

Les couteaux permettent de trancher ou de couper. Le couteau mis au jour au site EdCt-001, qui est fait de quartz, présente des retouches fines et des marques d’utilisation.

Les éclats utilisés

Certains éclats tranchants sont utilisés pour gratter une surface, qu’elle soit dure ou inégale. Le tranchant des éclats mis au jour au site EdCt-001 s’est émoussé rapidement, justifiant leur abandon sur place.

Des grattoirs

L’outil idéal de traitement des peaux est assurément le grattoir. Les grattoirs découverts pendant les fouilles présentent des traces d’utilisation sur une surface dure. Ils pourraient avoir servi à détacher l’écorce du bois.

Des pierres à corroyer

Le corroyage assouplit les peaux tannées. Les pierres à corroyer sont fabriquées dans une matière différente de celles que les tailleurs de pierre ont travaillées au site EdCt-001.

La pointe de projectile

Les pointes sont destinées à la chasse. Emmanchées dans une hampe de lance, elles peuvent tuer un animal de grande taille, comme le caribou. Fixées à une plus petite tige, elles deviennent des pointes de flèche, propres à abattre le petit gibier.

Une belle ébauche de pointe en quartz a été abandonnée au site EdCt-001. Elle a été utilisée non pour chasser, mais plutôt pour rainurer, peut-être du bois ou de l’écorce.

Couteau (EdCt-001 T-1151).
Grattoir (EdCt-001 T-754).
Ébauche de pointe de projectile (longueur de 3 cm) (EdCt-001 T-1098).

Site des tailleurs de pierre (EdCt-001)

Au cœur de la forêt, les tailleurs de pierre ont fait une halte le long de la Romaine Sud-Est, le temps de tailler des outils. Ils n’étaient que quelques-uns, mais ont accompli un travail considérable sur des matières comme le quartz et le chert de Minganie.

Plus de vingt siècles plus tard, les archéologues ont découvert les traces de leur passage. Ils les ont datées, analysées et interprétées afin de reconstituer la vie concrète de ces artisans hors norme. Ils ont imaginé leurs mains sur les outils, le bruit des chocs de la pierre contre la pierre et ont compris les méthodes de chauffe utilisées pour obtenir les lingots plus faciles à ouvrer.

Une pièce esquillée

Un fragment de pièce esquillée a aussi été répertorié. Il est en quartz et ne comporte aucune trace d’altération thermique. Les traces visibles sur la pièce pourraient résulter d’une utilisation en tant que coin, pour fendre.

Pièce esquillée mesurant un peu plus de 1,5 cm de longueur.